La révolution silencieuse du droit de se taire
CNIL, AMF, … : le virage répressif contrôlé des régulateurs
Lecture : 5 min | Mise en ligne : octobre 2025
On a tous à l’esprit ces scènes d’arrestation au cœur d’une métropole américaine où l’agent de police notifie au suspect son « droit de garder le silence », suivi du fameux avertissement : « Tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous ».
Cette image a longtemps été étrangère à notre culture juridique française. Et plus encore à celle des autorités de régulation. CNIL, AMF, Autorité de la concurrence, et bien d’autres : toutes disposent de pouvoirs répressifs importants. Mais leurs procédures relèvent du champ administratif, et non du droit pénal. Pour ce dernier et sous l’impulsion du juge européen, le droit de se taire avait depuis longtemps été reconnu aux justiciables.
Voilà pourtant qu’une petite révolution agite le monde des juristes, avec des répercussions déjà très concrètes pour les personnes – et entreprises – confrontées à ces autorités.
La consécration du droit de garder le silence devant les autorités administratives
A la toute fin de l’année 2023, le Conseil constitutionnel a ouvert une brèche.
Par quelques mots bien choisis, il a acté que le droit de se taire ne devrait pas se limiter aux procédures pénales classiques, mais s’appliquer aussi aux procédures administratives qui, par la sévérité des sanctions encourues, prennent en réalité un caractère pénal.
Depuis, on s’agite dans les prétoires.
A force de recours devant le Conseil d’Etat, la Cour de cassation ou le Conseil constitutionnel, le droit de se taire s’est récemment imposé devant la CNIL (en août 2025), l’AMF (en septembre) et l’autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires, dite ACNUSA (en octobre). D’autres régulateurs suivront probablement.
Concrètement ? Lorsqu’une personne ou une entreprise est mise en cause à l’issue d’une enquête, cette personne – ou pour une entreprise, son représentant – peut refuser de répondre aux questions sur les faits qui lui sont reprochés.
Surtout, elle doit clairement être informée de ce droit, pour lever toute ambiguïté qui pourrait la conduire à répondre par prudence ou sous l’effet de la pression.
Les régulateurs à l’épreuve du juge
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large.
Les autorités de régulation ont vu leurs pouvoirs s’accroître au cours des dernières années.
Elles n’hésitent pas, pour dissuader les contrevenants, à imposer des sanctions de plusieurs millions d’euros et à enjoindre la publication de leurs décisions dans une logique de name and shame.
Mais parce qu’elles demeuraient classées comme « administratives », ces procédures avaient pour unique boussole l’efficacité de l’action publique. Et ce, au détriment des garanties patiemment construites au fil des siècles en matière pénale pour éviter l’arbitraire et limiter les erreurs.
Il n’a pas fallu longtemps pour que les juges engagent la « pénalisation » de la répression administrative et imposent progressivement aux régulateurs des règles de procédure déjà reconnues en droit pénal.
Il y a par exemple eu la saga des décisions exigeant l’impartialité et l’indépendance de ces autorités. S’est aussi imposé le principe non bis in idem qui signifie qu’une personne ne peut pas être sanctionnée deux fois pour les mêmes faits.
L’équilibre délicat entre efficacité administrative et protection des accusés
Souvent, c’est tout un système qui est remis en cause : le cadre procédural lui-même, tel qu’il est fixé par la loi, peut être invalidé pour ses carences.
Car si la loi n’encadre pas soigneusement les garanties protégeant les accusés, et abandonne aux autorités administratives le soin de définir le cadre de leur propre procédure, alors elle est contraire à la Constitution.
Les bras de fer judiciaires révèlent souvent l’ampleur du choc des cultures.
Le juge est pris en étau.
D’un côté, les avocats des plaignants dénoncent des procédures déséquilibrées qui exposent les mis en cause à de lourdes sanctions sans garde-fous. De l’autre, les autorités de régulation redoutent qu’une décision de principe fragilise des procédures entières ou remette en cause leur mode de fonctionnement.
Les débats sur le droit de se taire l’ont illustré : parce que l’efficacité de l’action des régulateurs repose en grande partie sur les réponses fournies lors des contrôles et la coopération des personnes interrogées, faire du silence un droit risquait de les priver de moyens d’action décisifs.
Sans doute sensible à ces préoccupations pratiques, la jurisprudence adopte d’ailleurs une position d’une logique qui, au premier regard, peut sembler contre-intuitive : les juges constitutionnels ont écarté le droit au silence avant le stade officiel de la sanction, c’est-à-dire pendant la phase de contrôle ou d’enquête qui la précède.
Pour le dire autrement, ce n’est qu’une fois que des faits lui sont formellement reprochés et qu’une procédure de sanction est initiée contre lui que le suspect désormais accusé peut garder le silence.
En définitive, c’est indéniable : dans un environnement extrêmement normé et incertain, les risques de sanctions restent élevés.
Mais cette nouvelle saison jurisprudentielle montre que les garanties procédurales progressent, souvent grâce aux efforts déployés devant le juge lors de la contestation des sanctions. Et ce qui apparaît d’abord comme une injustice pour un mis en cause peut parfois annoncer la reconnaissance d’un droit.